Le bouleversement causé par la Covid-19 a entraîné une augmentation de la pratique de l'art-thérapie à distance, comme d'autres consultations médicales et psychologiques. L'utilisation, à petite ou grande échelle, de la téléconsultation, "télé" voulant dire distance, pose de nombreuses questions car les règles de cette pratique ne sont pas bien définies. Les plus importantes concernent l'absence physique de l'art-thérapeute et la remise en questionnement nécessaire du cadre.
L'épidémie de coronavirus SARS-CoV-2 a surpris art-thérapeutes et patients et dans certains cas, la solution trouvée pour assurer la continuité des soins a été la téléconsultation. Cet épisode douloureux révèle les failles du système de santé, d'où la proposition d'une offre nouvelle, la téléconsultation dans la pratique de la médecine, de l'art-thérapie et aussi de la psychologie. On peut comprendre que les demandes des patients évoluent. De nombreuses raisons peuvent être relevées, comme l'isolement et l'augmentation de l'incertitude créatrice d'angoisse, la dépression avec le sentiment d'un enfermement, la peur du chômage et de la faillite. Cependant, la pratique à distance pose de nombreuses questions et met en cause le cadre. La première question concerne l'outil. Il n'y a pas de préparation à la téléconsultation et il y a une soumission aux aléas techniques. La deuxième question est celle du respect de l'intimité et du secret médical. Le lieu de vie du patient est visible par l'art-thérapeute. Des incidents peuvent survenir, passages d'enfants, bruit, déconnexions... Les plateformes ne sont pas toujours sécurisées et c'est grave.
Au-delà de la contingence de l'épidémie de la Covid-19, la pratique de la téléconsultation surfe sur l'évolution du mode de vie, avec une accélération, un confort de rester chez soi, une certaine facilité. La donnée la plus importante est la privation du contact physique. Manquent les sensations, la chaleur émotionnelle. En outre, la prise de données est très limitée, surtout si on n'a jamais vu la personne.
Le cadre à mettre en place
Le but de l'art-thérapie est le soin. C'est un moyen de traiter la souffrance, essentiellement psychique, mais il faut rappeler sans cesse que ses effets sont conditionnés par la mise en place d'un cadre très rigoureux. L'art-thérapie est un processus, dans le cadre d'une psychothérapie associée à une expression artistique qui sert de médium. L'art-thérapeute accompagne la personne dans son voyage intérieur. La notion de temporalité est fondamentale: l'ici et maintenant, d'où la mise en place d'un cadre spatio-temporel. Je rappelle que pour l'art-thérapeute, il n'y a pas d'attente particulière, pas d'intrusion, pas de diagnostic, le respect du secret professionnel, de la bienveillance en même temps que de la neutralité. L'art-thérapeute est un servant, dans un cadre respectant l'intimité. Le cadre est à la fois un contenant et un garant. Le cadre est une notion abstraite et dans lequel rentrent des choses matérielles et concrètes, par exemple, les toiles, les pinceaux... C'est d'abord une construction mentale réfléchie, puis matérielle et un rempart contre les dérives. On pourrait parler d'une notion de clôture sacrée.
L'art-thérapeute fait entièrement partie du cadre. Il est un corps, un regard, un être sensoriel. Son type d'attention, sans censure, sans jugement, soutient. Il est le tiers pour lequel nous faisons l'analogie avec un placenta.[2]
Alors, pratiquer l'art-thérapie à distance, est-ce possible, ou même souhaitable?
Quel est le dispositif dans la pratique à distance? Un écran de part et d'autre et de la technique.
Ce qui manque, c'est le corps.
Nous pensons que l'art-thérapeute fait valoir sa présence par la posture de son corps et le regard qu'il donne et qui lui est donné à partir de l'offre qu'il a faite au patient, dans le cadre d'un contrat thérapeutique. Il a déterminé qu'il se sent capable de contenir, de soutenir, et de laisser agir. Le corps du thérapeute est aussi indestructible. Les patients, d'autant qu'ils sont atteints de maladies mentales, multiplient les attaques sur le thérapeute et le cadre. Dans ce que l'on appelle le transfert, l'art-thérapeute est capable de résister aux attaques. Pour cela, il faut qu'il y ait un corps. Or, le corps manque.
La pensée, la parole s'inscrivent dans le sensoriel.
"C'est le corps tout entier qui est l'esprit". [3]
Quand le corps manque, quand l’œil prend le primat dans tout l'espace, quand l'écran est un voile transparent, mais un voile, qu'en est-il? Que devient la plainte du patient? Le patient est censé avoir une demande, pas toujours, surtout dans les institutions, qui se traduit par une plainte. La plainte est un refus de la réalité qui s'impose. Pour sortir de la plainte et de la peine, il faut trouver ou réinventer sa place dans son univers intérieur et à l'extérieur. Deux choses nous paraissent importantes, et elles passent par le corps. Premièrement, l'intelligence du corps mémorise l'histoire personnelle, perçoit l'environnement. L'intelligence première est celle du corps. La deuxième est la
relation à l'autre qui permet d'être à sa juste place, dans ses limites. Être juste ce que l'on est. Être en accord avec soi-même. Pour François Roustang [4], il s'agit de se débarrasser du narcissisme, de la psychologie, de faire le vide par le jeu et l'attente, d'être présent dans l'histoire de la vie et de sa vie.
Le toucher
Le toucher est ce qui fait exister le corps. Sans lui, pense Aristote [5], il n'y a pas d'être vivant qui puisse exister. Le fœtus est entièrement dans le toucher des parois douces de l'utérus, dans le liquide amniotique, et avec le placenta et le cordon pour les échanges; Le corps est nourri par le perpétuel contact avec l'environnement. C'est l'enveloppe qui circonscrit, nourrit et entre en relation.
Qu'en est-il du toucher dans une séance d'art-thérapie à distance? Il existe une sensorialité bien en place, une organisation des sensations et perceptions avant la constitution du moi. Narcisse [6] se passionne pour une illusion sans corps. Il prend pour un corps ce qui n'est que de l'eau. Le suprême de la perversion est peut-être de penser que le psychisme a une existence, qu'il y a une réalité psychique, que l'on peut connaître le psychisme, alors que c'est le corps psychisé qui seul existe. Pour Michel Roustang, guérir, c'est réapprendre à toucher et à être touché pour faire ou refaire un corps et lui permettre de se mouvoir dans l'environnement. Car, Psyché, c'est déjà le corps, et le corps, c'est toujours le monde. Guérir, c'est avoir un corps par la sensation et le dire, le dire de la sensation, bien sûr. Corps baigné par le liquide amniotique, sorte de peau continue, sans orifice. Corps qui transmodalise ses sensations de façon inconsciente. Découverte des cinq sens.
Dans la pratique de l'art-thérapie à distance, au lieu du corps, l’œil et la voix déformée. Est-ce tenable? Et l'écran, la figure transparente.
Diderot, dans "La lettre sur les sourds et muets": [7]
"Qu'on vous demande ce que c'est qu'un corps, vous répondrez que c'est une substance étendue, impénétrable, figurée, colorée et mobile. Mais ôtez de cette définition tous les adjectifs, que restera-t-il pour cet être imaginaire que vous appelez substance? Si on voulait ranger dans la même définition les termes suivant l'ordre naturel, on dirait colorée, figurée, étendue, impénétrable, mobile substance. C'est dans cet ordre que les différentes qualités des portions de la matière affecteraient un homme qui verrait un corps pour la première fois".
Donc, pas de corps dans la téléconsultation. Derrière l'écran, un individu, au-delà du langage, peint, danse...
Les hiéroglyphes
A notre sens, cette personne derrière l'écran, crée des hiéroglyphes poétiques, dans un mode d'expression qui traduit la mouvance de son esprit. Cette langue lui est unique, s'écarte du langage conventionnel et n'est pas traduisible. Nous pensons qu'on n'est pas dans le transfert ni dans le processus. Finalement, il semblerait qu'on soit plus proche du fonctionnement de l'art. Tous les arts ont leurs propres hiéroglyphes, c'est-à-dire leur mode d'expression propre. Les hiéroglyphes sont des métaphores picturales. Du coup, dans le cadre d'une téléconsultation, comment mettre en rapport le discours et l'image. L'image, c'est ce que voit l’œil de l'art-thérapeute. Le discours va être là pour combler le manque du corps, de la présence.
Si l'art est la rematérialisation de l'absence, dans l'art-thérapie à distance, on serait plus près de l'art que de la thérapie. Sauf que le patient n'est pas un artiste, qu'un artiste ne crée pas sous un regard. Nous savons que les sciences, les savoirs, même les langages, peuvent être subordonnés à un marché. Quand le marché prévaut, le pire arrive. Prenons garde à la zombification de l'individu d'où découle la zombification de la pratique. Nous voulons de l'incarnation et de la substance. Ces méthodes, appelées "à distance", selon notre expérience, ne peuvent être appliquées qu'en cas de force majeure, le confinement, par exemple, pour assurer la continuité d'une pratique déjà installée, avec le corps.
Notes:
[1] Extrait de l'intervention au XXI° Congrès Portugais d'Art-thérapie, 25 octobre 2020, organisé par la Sociedade Portuguesa de Art-Terapia, "Du virtuel au réel: art, thérapie et éducation".
[2] A. Boyer-Labrouche, Pratiquer l'art-thérapie, Dunod, 2017.
[3] Citation de Gao Panlong, érudit chinois (1562-1626), qui a fondé l'Académie Donglin.
[4] Roustang, La fin de la plainte, éd. Odile jacob, coll "poches" 2000, 2001.
[5] Aristote, "De l'âme" livre II chapitre 11, Le toucher est tangible .
[6] J.Laplanche, J.-B Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF/Quadrige, 5° édition, 2007.
[7] Diderot Denis, Lettres sur les aveugles; lettres sur les sourds et muets, Flammarion, Gf, 2000.
Mots-clés: art-thérapie, art-thérapie à distance, téléconsultation, corps
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